Posté le 15.10.2023
Le film qui a lancé tardivement la carrière de Robert Altman s’est fait à peu près contre tout le monde : son scénariste, ses producteurs et presque ses comédiens principaux. Retour sur une aventure unique qui a donné naissance à un classique immédiat.
Ils ont pour noms Stanley Kubrick, Sidney Lumet, George Roy Hill, Sydney Pollack, plus une quinzaine d’autres ; à la fin des années soixante, ils reçoivent tous (et déclinent tous) la même proposition : porter à l’écran le scénario d’un ancien de la liste noire, Ring Lardner Jr, adapté du livre d’un chirurgien qui raconte, sous pseudonyme, son expérience au sein d’un hôpital militaire pendant la guerre de Corée. Le producteur, Ingo Preminger, frère d’Otto, se résigne à changer de braquet : il offre le projet à un réalisateur de bientôt 45 ans, nettement moins prestigieux. Ses premiers films n’ont guère eu de succès, mais il s’est taillé une certaine réputation à la télévision, notamment en tournant de nombreux épisodes de séries.
En fait, la réputation de Robert Altman est double : grand talent, capacité à insuffler de la vérité à n’importe quelle histoire, mais aussi esprit rebelle, rétif à toute autorité, voire carrément incontrôlable. L’un de ses conflits les plus célèbres l´a opposé à Jack Warner, patron du studio du même nom : visionnant les rushes d’un film de science-fiction baptisé Objectif Lune (rien à voir avec Tintin), celui-ci découvre avec horreur que les personnages se coupent la parole, parlent parfois en même temps - comme dans la vie, peut-être, mais pas du tout comme au cinéma. Altman est illico viré, ses affaires l’attendent même à la grille du studio et le film sera remonté sans lui.
M*A*S*H, 1970
Altman trouve nul le scénario de M*A*S*H et encore pire le bouquin qui l’a inspiré, qu’il juge raciste et bourré de mauvaises blagues. Mais il bataille depuis plusieurs années sur un projet (The Chicken and The Hawk) se déroulant pendant la guerre de 14, au sein de l’aviation naissante, et qui n’a plus guère de chances d’aboutir. « Lorsque j'ai reçu le scénario de M*A*S*H, raconte-t-il au critique David Thompson dans Altman on Altman, je l'ai trouvé épouvantable et, à première vue, j'ai senti qu'il n'allait pas fonctionner. Il n'y avait pas de personnages secondaires ; il n'y avait que cinq personnes et un tas de figurants. Mais je me suis dit que je pouvais faire ce film en faisant la même chose que ce que j’avais compté faire dans The Chicken and the Hawk, lui insuffler de la vie. »
Pour améliorer le scénario, Altman utilise donc sa botte secrète : le travail de groupe. Le voilà à San Francisco rencontrant la troupe de l’American Conservatory Theatre : « Lorsque j'ai commencé, les deux seules personnes déjà engagées étaient Donald Sutherland et Elliott Gould. Je suis allé à San Francisco pour faire le reste du casting du film. Je ne sais pas quel genre de théâtre vous appelez cela, le théâtre de l'absurde, je suppose, mais il y avait une quarantaine de personnes sur scène en permanence, et c'était très improvisé. Si vous regardez le générique de M*A*S*H, il est écrit Donald Sutherland et Elliott Gould et "pour la première fois à l’écran", et il y a une vingtaine de noms. Eh bien, il s'agissait de tous ces gens de San Francisco. »
Cette vingtaine de rôles parlants, chaque réplique chevauchant avec naturel celle du voisin, donne au film sa singularité : le spectateur arrive toujours au milieu d’un incident et non pas au début d’une scène, quelque chose est sans cesse en train de se passer au fond ou dans un coin de l’image, à la façon de la « chorale démocratique » des pièces de Tchekhov. À tel point que Donald Sutherland et Elliott Gould finissent par se plaindre à la production d’un cinéaste s’occupant davantage de la figuration que d’eux-mêmes, et demandent son remplacement. Altman : « Je pense que si je l'avais su à l'époque, j'aurais démissionné. Je veux dire que je n'aurais pas pu continuer si j'avais su qu'ils avaient cette attitude. Mais je ne l'ai découvert que plus tard. Plus tard Elliott m'a appelé et m'a dit : "Nous avons fait une terrible erreur parce que nous pensions que vous ne saviez pas ce que vous faisiez". » L’acteur le confirme : « Avec le recul, je pense que Donald et moi étions deux acteurs élitistes et arrogants qui ne comprenaient pas le génie d’Altman. »
La pagaille narrative correspond au désordre des comportements : la réussite tragico–burlesque de M*A*S*H, dont certaines séquences évoquent l’humour absurde des Monty Python, tient au contraste entre la guerre qui fait rage et cet îlot de paillardise que constitue l’hôpital militaire de campagne. Les chirurgiens reçoivent des blessés dans des états divers, opèrent et amputent, en faisant gicler le sang, tout en s’interrogeant sur la qualité des martinis et le tempérament des infirmières qu’ils pourraient séduire (plus tard, Altman répondra à certaines critiques en précisant qu’il n’est pas misogyne mais que ses personnages le sont).
M*A*S*H, 1970
En fait, Altman a puisé dans ses propres souvenirs de la guerre du Pacifique, pendant laquelle il co-pilotait un bombardier B-24, multipliant les raids au-dessus des terres d’occupation japonaise, Entre deux missions, il y avait de quoi s’amuser : « Nous étions sur une île avec un hôpital australien, et c'était génial, car il y avait des infirmières et nous volions des jeeps, faisions entrer du whisky en contrebande et organisions des fêtes. On réquisitionnait des avions pour faire venir de la bière d'Australie... tout ça, c'était la routine de la journée. »
Sorti en janvier 1970, le film cartonne immédiatement et montera à la troisième place du box-office de l’année. Quatre mois plus tard, M*A*S*H concourt au Festival de Cannes et décroche le Grand Prix (l’équivalent de la Palme d’or, à l’époque) devant Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, d’Elio Petri. « Le cinéaste anglais Karel Reisz faisait partie du jury, se souvient plus d’un demi-siècle plus tard Volker Schlöndorff, dernier survivant de l’aréopage. Il avait vu le film à Londres et il nous a dit de ne pas désespérer de ce qu’on verrait : M*A*S*H ferait une excellente palme d’or. De fait, nous n’avons pas été déçus, je me souviens de l’enthousiasme de Kirk Douglas. Notre vieux président littéraire [le prix Nobel de littérature Miguel Ángel Asturias] était moins intéressé, mais la jeunesse a triomphé ! » Ultime péripétie aux Oscars : Ring Lardner jr, qui a détesté le film (« ce n’est pas mon scénario ! ») reçoit l’Oscar de la meilleure adaptation, seule récompense décernée au film malgré les nombreuses nominations. Il n’a pas un mot pour Robert Altman, qui perd l’Oscar du meilleur réalisateur face à Franklin J. Schaffner, le metteur en scène de Patton. Aux États-Unis, rigole avec la guerre, mais jusqu’à certain point !
Aurélien Ferenczi
SÉANCES
M*A*S*H de Robert Altman (1970, 1h56)
UGC Confluence - Dimanche 15 octobre, 15h45
Pathé Vaise - Lundi 16 octobre, 20h30
Cinéma Opéra - Mardi 17 octobre, 14h
Saint-Genis-Laval - Mercredi 18 octobre, 20h
Pathé Bellecour - Jeudi 19 octobre, 10h45
Institut Lumière (Hangar) - Dimanche 22 octobre, 19h